Pierre Manent on Aleksandr Solzhenitsyn

Interview by Guillaume Perrault, Le Figaro, November 28, 2018.

Pierre Manent, interviewed by Guillaume Perrault about the Russian writer and critic of Communism Aleksandr Solzhenitsyn.

Par Guillaume Perrault
Publié le 28/11/2018 à 17h38

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Selon Pierre Manent, la force de Soljenitsyne «a tenu d’abord à la manière dont il s’est rendu entièrement libre de la religion du siècle – le communisme – et donc capable d’apprécier l’ampleur et la profondeur des dommages qu’elle a causés et ne cesse de causer».

Disciple de Raymond Aron, dont il fut l’assistant au Collège de France, directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales, Pierre Manent occupe une place éminente dans le paysage intellectuel français. Il s’est en particulier consacré à l’étude des formes politiques – tribu, cité, empire, nation – et à l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de l’Occident. Plusieurs de ses ouvrages, tels «Histoire intellectuelle du libéralisme» et «Les Métamorphoses de la cité», sont des classiques. Admirateur de Soljenitsyne, Pierre Manent a participé, ainsi que d’autres intellectuels de premier plan, à l’important et ambitieux colloque organisé à l’Institut et à la Sorbonne sur l’auteur de «L’Archipel du Goulag», du 19 au 21 novembre. Il a bien voulu répondre au «Figaro» et permettre ainsi à nos lecteurs de découvrir le suc de la remarquable communication qu’il a prononcée lors du colloque.

LE FIGARO. – Quelles premières impressions la découverte d’Alexandre Soljenitsyne a-t-elle provoquées chez vous?

Pierre MANENT. – L’admiration la plus sincère ne dispense pas d’une connaissance approfondie des œuvres, qui me manque, et dont témoignent les spécialistes que nous avons entendus au cours du colloque organisé à l’Institut et à la Sorbonne à l’occasion du centenaire de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne. Si j’interviens cependant, c’est comme un citoyen préoccupé par les enjeux politiques et spirituels auxquels l’auteur de L’Archipel du Goulag a été confronté, dont il a fait ressortir l’urgence et la gravité, et qu’il a contribué à éclairer pour les citoyens d’Occident avec une ampleur et une autorité qui lui sont propres. Ces enjeux politiques et spirituels, il ne les a pas seulement déployés dans son œuvre, ils ont donné forme à sa vie, une vie qui nous aide à nous reconnaître et nous orienter, une vie qui nous encourage en même temps qu’elle nous éclaire.

De cette vie et de cette œuvre, je veux souligner d’abord la force brisante. Les expériences qu’il avait faites, les épreuves qu’il avait surmontées, les leçons qu’il avait tirées de ces expériences et de ces épreuves, donnaient un poids à sa parole, un éclat à sa présence, qui déclassait et laissait désemparés les esprits déliés mais conventionnels à qui les médias confiaient le soin de l’interroger lorsqu’il arriva parmi nous. Les filets depuis deux siècles tissés dans lesquels les malheureux rétiaires essayaient de le capturer, il les écartait sans effort comme s’il ne voyait seulement pas les pièges qui lui étaient régulièrement tendus.

«Il trouvait immédiatement dans sa conscience les critères selon lesquels juger avec assurance les actions et les situations collectives aussi bien qu’individuelles»

À quoi tenait cette plénitude, cette densité de son être moral qui faisait sonner creux les arguments les plus appréciés ou les plus populaires de la vie publique européenne ou occidentale? Il s’était construit, il avait façonné son âme jusqu’au point où il trouvait immédiatement dans sa conscience les critères selon lesquels juger avec assurance les actions et les situations collectives aussi bien qu’individuelles. Mais dira-t-on, n’est-ce pas ce que nous faisons tous, heureux et responsables citoyens des démocraties, ne jugeons-nous pas tous selon notre conscience et avec l’assurance que celle-ci nous donne? Eh bien non précisément. Il y a bien longtemps, à peu près deux siècles comme je le disais, que nous avons confié à une autre instance le soin de juger nos actions et nos institutions. C’est depuis plus de deux siècles l’histoire qui est notre juge parce qu’elle est, pensons-nous, notre élément et notre destin. Avant ou au lieu de consulter notre conscience, nous consultons les signes de l’histoire, et nous nous demandons si ceci ou cela est bien conforme au mouvement de l’histoire, au progrès. Chaque époque a ses fléaux, d’autres époques subirent d’autres fléaux. Notre fléau, celui qui nous afflige depuis deux siècles, c’est cette idée que l’histoire est notre guide et notre juge et que la vie bonne ou la vie juste consiste à obéir au mouvement de l’histoire. On peut dire que l’essentiel de la force et de la durée du communisme a tenu à la manière dont il s’est approprié cette idée, l’idée qu’il était dans le sens de l’histoire et qu’il en détenait la science. Si Soljenitsyne put se libérer entièrement de l’attraction du communisme, c’est qu’il sut congédier entièrement l’idée progressiste et replacer au centre de notre attention la distinction entre le bien et le mal qui fait sourire les esprits avancés. La force brisante de Soljenitsyne a tenu d’abord à la manière dont il s’est rendu entièrement libre de la religion du siècle, et donc capable d’apprécier l’ampleur et la profondeur des dommages qu’elle a causés et ne cesse de causer.

Il vous paraît donc paresseux de qualifier l’auteur de L’Archipel du Goulag de réactionnaire?

J’y faisais allusion, Soljenitsyne, une fois arrivé en Occident, ne se laissa pas troubler par l’objection des esprits prompts à interpréter en termes progressistes le rejet, aussi réfléchi et argumenté soit-il, du progressisme, et par conséquent à déclarer Soljenitsyne «réactionnaire», avec toutes les variations dont ce thème inépuisable est susceptible. Une fois en effet que l’on a explicité et mesuré le caractère théoriquement intenable et pratiquement dommageable du progressisme, on ne peut guère être troublé par la répétition toujours plus mécanique et toujours plus sommaire de l’argument progressiste, de l’argumentaire au nom du Progrès qui forme encore aujourd’hui le white noise de notre vie publique. Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas qualifier à bon droit telle attitude ou telle doctrine de «réactionnaire». Le progressisme, ce mouvement si puissant quoique souvent partagé entre des tendances incompatibles ou même ennemies, a suscité beaucoup de «réactions» diverses, c’est-à-dire d’attitudes et de doctrines qui, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, bonnes et mauvaises, prennent le contre-pied du progressisme ou en inversent les signes. À l’égalité ils opposeront les «inégalités nécessaires et salutaires», à la liberté l’autorité, aux droits de l’homme la loi de Dieu. Chacun ici songera à telles ou telles écoles de pensée, à tels ou tels mouvements politiques ou religieux. Cependant l’attitude proprement réactionnaire ne se réduit pas à la présence plus ou moins insistante d’un thème. Pour que l’imputation du label «réactionnaire» soit juste et pertinente, il importe que l’accent réactif soit extrêmement marqué, c’est-à-dire que l’opposition au progressisme détermine la forme et le contenu de la pensée, que la doctrine ou l’attitude soit principalement déterminée par son caractère polémique. C’est le cas des auteurs de l’école «contre-révolutionnaire» française comme Joseph de Maistre, ou plus près de nous de Carl Schmitt. Voilà des auteurs dont la pensée est constamment portée et déterminée par un ressort réactif et polémique, qui contribue beaucoup d’ailleurs à leur pouvoir d’attraction. Avec Alexandre Soljenitsyne il s’agit de tout autre chose.

Comment dès lors caractériser la pensée de ce grand homme?

Soljenitsyne n’est pas un philosophe politique, ni un publiciste, ni à proprement parler un historien. Les

«Le désir de comprendre l’énigme du communisme se prolongea en un désir de comprendre comment la Russie avait pu tomber dans un tel régime»

expériences de sa vie et l’effort pour en rendre raison de la manière la plus honnête et la plus claire qu’il est possible l’ont conduit cependant à mobiliser des ressources empruntées à ces trois disciplines, en particulier la troisième, l’histoire, spécialement l’histoire politique. Il a mobilisé ces ressources en écrivain qu’il fut principalement, non seulement romancier, mais nouvelliste et poète. Il a lui-même caractérisé L’Archipel du Goulag comme une «investigation littéraire». Cette sobre désignation convient à l’ensemble de son œuvre. Ajoutons seulement: investigation infatigable, toujours reprise, sans cesse élargie et approfondie, presque jusqu’aux derniers jours de sa longue vie. Le désir de comprendre l’énigme du communisme se prolongea en un désir de comprendre comment la Russie avait pu tomber dans un tel régime, ou se donner un tel régime. D’où le désir également passionné de comprendre l’histoire moderne de sa nation, qui a donné naissance à l’entreprise extraordinaire de La Roue rouge. Daniel Mahoney a commenté très judicieusement cette œuvre qu’il maîtrise dans son ensemble comme dans ses détails. Je me bornerai à quelques remarques sur la manière dont Soljenitsyne écrit l’histoire, à partir de son essai intitulé Leçons de février. Dans cette investigation littéraire et historique, Soljenitsyne se place au point de vue de l’agent, avant que l’action ne soit engagée, lorsqu’elle n’est qu’un possible parmi d’autres. Comme Max Weber et Raymond Aron avant lui, il estime éclairant, pour écrire l’histoire comme elle s’est passée, d’envisager ou d’imaginer l’histoire comme elle aurait pu se passer. L’attention à ce qui aurait pu se passer fait ressortir combien l’histoire qui, dans la représentation progressiste, est déclarée «intelligible» et «nécessaire», apparaît «fortuite» et «incompréhensible» à l’historien attentif. De l’illusion de nécessité intelligible à l’impression de hasard incompréhensible, telle est la première étape du travail de l’historien. La seconde consiste à discerner les «nœuds» où se décide le mouvement des choses, les situations où prennent naissance les actions, ou les inactions, décisives. Soljenitsyne est très attentif à l’action des agents politiques, qui décide largement à ses yeux du sort des sociétés. Au premier plan de ses préoccupations, la teneur, la qualité de la vie civique, les dispositions des citoyens, les vertus et les vices, d’abord les vertus et les vices politiques, des hommes d’État.

Quelles sont, pour Soljenitsyne, les causes des deux révolutions de 1917, aux conséquences mondiales?

Puisque c’est d’abord dans l’ordre politique que sont les causes et les enjeux, la cause de la révolution d’Octobre n’est pas dans l’ordre économique et social, mais dans l’ordre politique. Et si on considère avec soin l’histoire politique de l’année 1917, on est obligé de conclure que le moment décisif n’est pas octobre mais février. Ou plus précisément, puisque «Février» est le moment où tout fut «lâché», les mois ou semaines qui ont précédé. Le meurtre de Raspoutine en décembre 1916, dont Soljenitsyne fait ressortir l’importance et la signification, constitue à ses yeux le premier coup de feu de la révolution. Je viens de mentionner sa caractérisation de «Février», le moment où tout fut «lâché». La notation est capitale. Les révolutions modernes, qui résument à nos yeux ce que peut être l’action politique dans ses plus vastes dimensions, trouvent la première condition de leur dynamisme dans une inaction préalable, ou dans des refus préalables d’agir, dans une sorte de paralysie de l’action politique ordinaire qui enclenche et nourrit cette action «démanchée» qu’est l’action révolutionnaire. C’est sur une scène civique étrangement paralysée que la révolution fait retentir ses paroles exagérées et déploie ses actions difformes. De fait, lorsque Lénine et les bolcheviques font irruption sur la scène, ils ne trouvent aucune résistance dans un dispositif politique qui en quelques mois s’était effondré.

L’analyse critique de Soljenitsyne porte donc principalement sur le régime tsariste, plus particulièrement les dispositions de la classe dirigeante et en premier lieu celles de l’empereur. Il reproche à Nicolas II d’être trop dominé par les affects familiaux et privés. Le ton est parfois à la limite du sarcasme et même la piété du monarque n’est pas épargnée. L’inculpation se fait plus concrète et plus cruelle lorsque Soljenitsyne évoque les relations de Nicolas avec Stolypine, le seul véritable homme d’État du régime finissant. Ainsi il prend très au sérieux les exigences propres de l’ordre politique, et il est très éloigné de les subordonner à des considérations religieuses, ou morales, ou coutumières, ou culturelles. Il y a à ses yeux une moralité intrinsèque de l’ordre politique, un devoir primordial de l’agent politique de placer au premier plan de son souci les urgences et exigences du bien commun, et d’accepter le risque inséparable de toute initiative et de tout commandement. On me pardonnera si je vois sur tous ces points une grande proximité entre Alexandre Soljenitsyne et Raymond Aron.

«L’Europe moderne doit beaucoup à ces hommes d’État pour qui le mouvement des choses, le « progrès », n’est qu’une condition de l’action politique»

Comment qualifier la pensée politique du grand écrivain russe?

Soljenitsyne, je l’ai dit, n’est pas un philosophe politique ni un publiciste, mais si nous rassemblons ses analyses et jugements politiques, nous discernerons une approche qui n’est pas sans rappeler celle de notre Guizot. Celui-ci, peu ému par le rêve démocratique d’une société où personne ne commande ni n’obéit, voit le problème de la politique moderne en termes dynamiques: la société moderne a besoin d’un gouvernement fort et actif, qui trouve dans la société elle-même ses moyens de gouvernement, en même temps qu’il appelle à lui les éléments les plus actifs de la société. Soljenitsyne cherche les conditions d’un meilleur gouvernement dans les circonstances données qui circonscrivent terriblement le champ du possible. Ce gouvernement a en charge une nation qui a ses forces et ses faiblesses, ses mœurs et son esprit, mais qui détermine l’espace de l’action pertinente. Il dénonce le rôle paralysant de ce qu’il appelle un peu étrangement le «champ libéral-radical», c’est-à-dire, si je comprends bien, le mouvement progressiste qui compte échapper à la grandeur et à la misère du politique grâce au progrès des Lumières sociales.

Je dirai que l’Europe moderne doit beaucoup à ces hommes d’État pour qui le mouvement des choses, le «progrès», n’est qu’une condition de l’action politique, une condition dont il convient de tenir compte le plus intelligemment possible, mais qui ne saurait se substituer à cette action. L’action elle-même, ses critères, les vices et les vertus des agents, tout cela n’est en rien affecté par le progrès, et sous cet angle, dans cette lumière politique, les Modernes sont contemporains des Anciens, qu’il s’agisse des Grecs, des Romains ou de nos pères de l’Ancien Régime. De son côté, Alexandre Soljenitsyne, je reviens ainsi à mon commencement, nous donne à voir dans son œuvre et dans sa vie, non l’humanité qui progresse, mais un homme qui se redresse, qui remplit sa mesure, qui atteint sa hauteur.

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