Interview with Harvey Mansfield (French) on “Manliness”

"Interview with Harvey Mansfield on Manliness," Laure Mandeville, Le Figaro, November 27, 2018.

Par Laure Mandeville
Mis à jour le 27/11/2018 à 11h07 | Publié le 26/11/2018 à 19h33
GRAND ENTRETIEN – Figure du conservatisme américain, l’universitaire critique un féminisme déconstructeur qui nie la réalité des différences entre hommes et femmes.

Titulaire de chaires prestigieuses à Harvard et à Stanford, spécialiste de Machiavel et traducteur de Tocqueville, Harvey Mansfield est une figure intellectuelle majeure du conservatisme américain. En 2006, il a publié un essai foisonnant sur la virilité, traduit pour la première fois aujourd’hui en français. Il y critique un féminisme déconstructeur qui voudrait nier la réalité des différences sexuelles, qui sont pour lui une richesse. Dans l’entretien qu’il a accordé au Figaro, il évoque sa vision de la virilité et analyse le phénomène Trump, qui doit en partie son succès au fait qu’il se soit dressé contre le politiquement correct, notamment féministe. Il voit dans le président américain un démagogue, en réalité peu conservateur. Lui-même proche des républicains, il examine l’avenir de ce parti dans une Amérique fracturée.

LE FIGARO.- Comment voyez-vous le phénomène Trump?

Harvey MANSFIELD.-Pour que la révolte s’exprime, il fallait un leader. Trump était le seul qui se distinguait. Voilà précisément ce qui caractérise les démagogues, être des hommes du moment qui n’ont pas nécessairement de plan personnel mais qui chevauchent les thèmes populaires de l’époque et les utilisent pour attaquer les autorités établies. Le démagogue, en grec, est celui qui parle pour le peuple. Le démagogue ne chevauche pas de «isme» ; il n’a pas de théorie. Cela décrit Trump. Mais il faut aussi regarder la situation à cause de laquelle il a gagné.

La manière dont il s’est dressé contre le politiquement correct a, selon moi, joué un rôle considérable. C’est le seul politicien qui ait osé aller contre, alors que tous les autres étaient trop polis et trop effrayés pour le faire. Les gentlemen du Parti républicain étaient trop bien élevés pour attaquer la gauche, mais Donald Trump nous rappelle que la démocratie est l’art du vulgaire au sens premier du terme, l’art de parler au peuple et de lui dire ce qu’il veut entendre. Il a utilisé tous les moyens pour gagner, contrairement à John McCain. Car, pour lui, celui qui gagne a toujours raison. Ce n’est pas une approche raffinée ni morale, c’est l’approche machiavélienne: utiliser tous les moyens pour arriver à ses fins.

«Donald Trump nous rappelle que la démocratie est l’art du vulgaire au sens premier du terme, l’art de parler au peuple et de lui dire ce qu’il veut entendre»

Trump est-il dangereux, comme le clament les démocrates, ou juste un homme d’affaires new-yorkais sans complexes ni limites verbales qui joue sur les rapports de forces?

Le démagogue dépend du contexte. Dans le cas de Trump, ce contexte se résume à la Constitution, qui lui confère de grands pouvoirs, mais limités. Cette limitation est due au contre-pouvoir du Congrès, aujourd’hui tenu partiellement par les démocrates qui ont gagné la Chambre des représentants lors des midterms. De plus, si Trump a kidnappé le Parti républicain, eux ont aussi la capacité de lui imposer des choix. Un démagogue, qui ne se sent en principe pas tenu par une idéologie particulière, pourrait être enclin à se situer à égale distance des deux partis et à naviguer entre eux selon ses intérêts.

» LIRE AUSSI – Comment Donald Trump bouscule l’Amérique

Mais Trump a été forcé de devenir plus républicain qu’il ne l’aurait sans doute souhaité parce que les démocrates ne lui ont pas donné l’occasion de nouer des alliances. Ils auraient pu arracher beaucoup plus de concessions au président. Mais ils n’ont jamais accepté sa victoire. Le fait qu’ils soient entrés en résistance contre Trump l’a forcé à se ranger plus résolument côté républicain. Comme je suis moi-même républicain, cela me va et ne m’effraie pas du tout.

Donald Trump n’est-il pas en train de changer le Parti républicain, en s’en prenant, par exemple, à la vache sacrée du libre-échange?

Trump est en effet en train de changer le parti, mais pas toujours pour le pire. Je trouve exagérée l’idée qu’il va détruire le libre-échange. Il s’efforcera plutôt de mettre fin à certains avantages arrachés par d’autres pays. Il a partiellement raison de dire que nous avons noblement accepté des accords qui étaient en partie défavorables à nos intérêts. Les États-Unis dépensent beaucoup d’argent pour leur flotte, afin qu’elle garantisse la libre circulation maritime, si essentielle pour le commerce. Trump donne l’impression de vouloir tout changer, à cause de son style abrasif, mais ce qu’il veut, c’est une meilleure version de ce qui existe. On ne peut nier toutefois qu’il prend le risque de déclencher des passions incontrôlables.

» LIRE AUSSI – Pourquoi Trump veut négocier un nouvel accord commercial avec l’Europe

Sa capacité à aller contre un ordre jusque-là jugé irréversible sur les questions de commerce, d’immigration, n’est-elle pas ce qui lui assure le soutien indéfectible de son électorat? Et ne peut-on voir dans son approche une forme de vision, même si vous dites qu’il n’a pas de plan?

Les professeurs existent pour créer les doctrines, et ils en créeront une pour lui si nécessaire. Mais je ne suis pas certain que Trump ait une stratégie de long terme, au-delà de son instinct. La manière dont il change le Parti républicain vient du fait qu’il n’est pas attaché aux valeurs conservatrices. Il n’est pas intéressé par l’amaigrissement de l’État providence, parce qu’il voit que la majorité des Américains veut l’État providence. Il n’a pas l’intention d’accepter les contraintes qu’implique une stratégie de long terme. C’est un mauvais garçon (puer robustus), comme dirait Thomas Hobbes.

Harvey Mansfield – Crédits photo : Fabien Clairefond
Sur les sujets jugés vitaux – la frontière, le commerce -, il assume sa politique…

Il assume son point de vue, et ne recommande pas à ses partisans d’aller au compromis. Il leur dit juste de suivre leur instinct au lieu de chercher un juste milieu. Cela crée un front hostile face aux démocrates, qui ne peuvent même pas sauver la face.

On dit beaucoup que Trump, incarnation du mâle blanc, est une réaction contre les excès du féminisme radical si prévalent aujourd’hui dans les universités américaines. Vous avez écrit à cet égard un livre prémonitoire. Qu’est-ce qui a créé selon vous cet effet boomerang?

Trump dit ce qu’il pense, quitte à offenser et choquer. Or la tendance actuelle sur les campus est de ne plus rien dire qui puisse potentiellement offenser les sensibilités identitaires de vos interlocuteurs, puisque cette nouvelle idéologie considère que les mots sont une forme d’action et d’offense. Les universités sont devenues l’institution où le politiquement correct règne en maître quasi total depuis les années 70. C’est surtout le cas avec le féminisme, largement responsable de la vague de politiquement correct qui s’est abattue sur les universités et la société en général. Le féminisme a emprunté à l’esprit moral du mouvement des droits civiques, qui avait identifié, à juste titre, une catégorie spéciale de victimes de la société: les citoyens noirs, seuls immigrants à avoir été réduits en esclavage. On a voulu créer un moyen, la discrimination positive, censé leur donner un avantage, qui permette de dire qu’ils sont égaux mais momentanément désavantagés.

» LIRE AUSSI – Les «petits Robespierre» des facs américaines

Puis ce remède à l’injustice et aux dégâts créés par l’esclavage a été étendu aux femmes, un groupe qui en avait beaucoup moins besoin, sur la base d’une doctrine, le féminisme, plus controversée. Les femmes ont été ajoutées à la liste des victimes, comme les Latinos. On affirme que le sexisme et le racisme de la population justifient la perpétuation de ce système, alors qu’il y a très peu de raisons de penser aujourd’hui en ces termes. Il y avait du racisme avant et pendant la lutte pour les droits civiques, mais cela a été largement surmonté et il n’en reste pas grand-chose aujourd’hui. Quand j’étais jeune, on voyait beaucoup de racistes, et peu de républicains dans les États du Sud, notamment. Aujourd’hui, on y voit peu de racistes et beaucoup de républicains.

«Les excès du féminisme créent aujourd’hui un nouveau puritanisme, qui remplace l’honneur et la vertu par la peur»

Sur la question du sexisme, il n’y a aucune manifestation de la résistance des hommes à l’égalité des conditions. Tous les hommes et maris rendent les armes à leurs femmes, et c’est merveilleux ainsi! Mais le féminisme a maintenant muté pour construire une doctrine selon laquelle les femmes ne sont pas seulement les égales des hommes mais leurs identiques! L’idée est qu’il n’y a aucune différence substantielle entre les deux sexes. C’est une doctrine dirigée contre la féminité, comme l’a montré Betty Friedan dans son livre La Femme mystifiée (1963). Friedan dit aussi qu’il faut accepter qu’un homme ouvre la porte pour une femme et la laisse passer la première, au lieu de s’en plaindre, bref accepter la galanterie. Mais dans le féminisme américain actuel, il ne peut y avoir ni ladies ni gentlemen. À la place de la courtoisie des relations hommes femmes, on préfère convoquer la loi pour réguler les relations entre les sexes.

Les femmes sont désormais censées vivre sans l’aide des gentlemen. Or un gentleman est l’homme qui est de votre côté avant l’arrivée de la police! Si on ne fait que s’appuyer sur la loi, on doit attendre effectivement l’arrivée du policier quand il est trop tard et que la seule chose à faire, c’est la punition. Dans les universités aujourd’hui, on a mis en place une doctrine de la lutte contre le harcèlement sexuel, qui est une manière intermédiaire de gérer les choses, entre l’appel à la police et ne rien faire. C’est le but des codes de harcèlement sexuel, qui sont censés instiller en l’homme la peur de voir sa réputation ruinée ou de perdre son emploi. Le problème de cette approche est que vous ne vous contentez pas d’effrayer les prédateurs, mais que vous effrayez et éloignez l’homme que vous voulez le plus avoir à vos côtés. Les excès du féminisme créent aujourd’hui un nouveau puritanisme, qui remplace l’honneur et la vertu par la peur.

» LIRE AUSSI – Stop au politiquement correct! Quand les dérives américaines menacent la France

Vous avez publié un plaidoyer pour la virilité. Quelle en est votre définition?

En bref, ma définition de la virilité est la capacité à prendre en charge des situations de risque quand les autres reculent ou s’abstiennent, et d’agir quand les autres hésitent. Je pense qu’il s’agit d’un trait de caractère permanent de la nature humaine chez certains individus, pour la plupart masculins, mais pas toujours. C’est ce que j’ai voulu montrer dans mon livre. Ma crainte, dès lors, n’est pas que la virilité disparaisse, mais qu’elle soit sous-employée chez les personnes responsables, et condamnée à surgir de manière inattendue en causant des problèmes. Trump en est une parfaite illustration. Sa virilité est vulgaire, au sens propre et péjoratif du terme, et son succès prouve que la démocratie est plus fragile que nous voulons le croire, et dépend en réalité plus de la vertu et de la courtoisie d’un gentleman que nous ne le pensions.

Votre livre a été très critiqué. On vous a accusé de sexisme…

Après la sortie de mon livre sur la virilité en 2006, tous les journaux et magazines en ont fait des critiques, mais la plupart ont chargé des féministes de ce travail d’évaluation. Elles ont fait tout ce qu’elles ont pu pour discréditer l’ouvrage, sans produire aucun argument contraire probant. Elles m’ont traité comme un imbécile et une menace. C’était une période excitante pour un professeur. J’ai été invité dans «The Late Show with Stephen Colbert» (une des émissions vedettes de la télévision américaine, NDLR) et acquis une certaine notoriété, à défaut de célébrité. Puis je suis retourné à l’obscurité de la vie universitaire parce que j’étais trop vieux pour me présenter à la présidence!

«Trump est détesté sur les campus»

Quel est l’état d’esprit des Américains à propos de Trump?

Trump est détesté sur les campus. Les rares conservateurs qui y sont toujours présents le détestent parce qu’il n’est pas conservateur. Et les libéraux sont paniqués par Trump, parce qu’il insulte tout le monde. Ce n’est pas une manière de se comporter pour un président. Les démocrates veulent s’en débarrasser. Ils ont cru que cela serait facile, mais en fait, ce n’est pas le cas. De plus en plus de républicains votent pour lui. Ils lui savent gré d’avoir réussi à nommer deux juges conservateurs à la Cour suprême. D’autres ont peur parce qu’ils ont le sentiment qu’il en appelle au racisme de ses électeurs.

– Crédits photo : Editions du Cerf
Êtes-vous inquiet de la division béante entre partis?

Qui est responsable du déclenchement de la polarisation de la politique américaine? Chaque parti accuse l’autre. Les démocrates disent que c’est «la stratégie sudiste» du président Richard Nixon qui a transformé les démocrates du Sud en républicains. Les républicains répondent que ce sont les rebelles de la fin des années 60 qui ont détruit le libéralisme modéré et l’ont forcé à devenir conservateur (d’où les néoconservateurs). Mais, selon un vieil adage américain, la politique américaine n’a jamais été un jeu d’enfant.

Vous enseignez toujours. Vous sentez-vous isolé en tant qu’intellectuel conservateur dans une université libérale comme Harvard?

Je suis le dernier conservateur, presque sans exagération! Mais tout le monde est très amical. Car ils me voient comme leur caution. Puisqu’ils me tolèrent, cela signifie, à leurs yeux, que j’ai tort de les accuser d’être sectaires. Je leur réponds: malgré tous vos discours sur l’inclusivité, vous excluez les opinions de la moitié du peuple américain.

Online:
Le Figaro